Isabelle Kabatu, chanteuse d’opéra belgo-congolaise qui a presté sur les plus grandes scènes du monde, va créer un Centre Lyrique à Kinshasa : Opéra Terre d’Orage. Ce Centre, explique-t-elle, sera une plateforme d’Opéra pour tous les musiciens classiques d’ Afrique et du monde. A cet effet, en juin prochain, elle va monter, à Kinshasa, l’opéra de la Flûte enchantée de Mozart. Pour la soprano, la musique classique et l’opéra ne doivent pas rester une chasse gardée des pays nantis. « Il faut pour cela, créer une cellule d’enseignement, mais aussi une médiathèque, bibliothèque de partitions et un lieu où peuvent se créer des concerts et des productions d’opéra avec des jeunes artistes », explique-t-elle.
Africanshapers : comment êtes-vous venue à la musique, et plus particulièrement à l’opéra ? Quels sont les chemins qui vous ont conduit vers le chant?
Isabelle Kabatu : j’étais une enfant très timide et je ne parlais pas. Ma grand-mère, qui m’a élevée, a pensé que ce que je ne pouvais pas dire, je parviendrais à le chanter. Dès l’âge de 5 ans, la musique a occupé la plus grande partie de mon temps. J’ai appris le piano et le violon et je chantais toute la journée. Le Père Charles, un Franciscain, en charge de notre paroisse, m’a fait participer à la crèche vivante de la célébration de Noël. A six ans, j’ai tenu mon premier « rôle » : celui de l’ange musicien. Vêtue d’une robe de satin, couronnée de papier doré et les ailes parsemées d’étoiles, je chantais des cantiques sacrés. C’est à ce moment que je fis le vœu de chanter toute ma vie.
Quels ont été vos modèles, les chanteurs que vous aimiez écouter?
Mes modèles sont les artistes qui ont fait du chant un art. Certes, la qualité du timbre m’impressionnait, mais plus encore, c’est leur message musical qui m’importait. Ce qui me plaisait (et me plaît encore) dans les interprètes, c’était quand il parviennent à associer technique vocale, musicalité et jeu d’acteur. Quand j’étais enfant, l’opéra avait une place importante à la télévision. J’ai été marquée par les retransmissions de Maria Callas dans La Tosca, de Turandot avec Monserrat Caballé, de Adriane Lecouvreur avec Mirella Freni ou de Elektra avec Birgit Nilsson. Les jours qui suivaient, inlassablement, je répétais les phrases que j’avais pu mémoriser mais aussi les poses et les gestes.
Comment avez-vous acquis votre propre technique, et votre savoir ?
L’écoute des voix d’opéra me marquait au point que je les imitais. De sorte que suis parvenue à développer « une » voix, lui donnant, par mimétisme une certaine sonorité . Ensuite, faisant confiance à mon instinct, je me suis tournée vers des professeurs , choisissant toujours ceux qui avaient chanté à l’opéra ou participé professionnellement à des concerts. Ensuite, je me suis mise en quête de grands maîtres, tels que Jessye Norman et Carlo Bergonzi. Ceux-ci m’ont donné confiance et m’ont encouragée à affronter les œuvres du grand répertoire et à me présenter dans les auditions pour les premiers rôles.
Vous avez abordé tous les styles d’être une soprano lyrique, puis une soprano spinto, on trouve assez vite sur votre parcours les grands rôles du répertoire de soprano lirico-spinto (voire dramatique) : de la Traviata à Le Trouvère, Aïda, Attila, Nabucco, Macbeth, Tosca, Manon Lescaut La Forza del Destino, Strauss et Wagner. Pouvez-nous faire un «flash-back » sur les grandes étapes de votre carrière d’artiste et l’évolution de votre voix ? Comment ce chemin vocal s’est-il développé?
De ma mère européenne, j’ai hérité d’une voix souple et d’une tessiture très étendue allant du sol grave au contre-mi , mais de mon père africain, j’ai hérité d’un tempérament de guerrier. La conciliation n’est pas toujours facile. J’ai besoin d’exprimer l’amplitude et la passion. J’aime les grands orchestres, les rôles engagés.
Toutefois, au début, j’ai veillé à ne pas me lancer dans des rôles dangereux pour préserver mon instrument. Je me suis limitée à des rôles correspondant à mon âge et à mes capacités techniques. Ces rôles étaient « lyriques »: Mimi de la Bohème et la Traviata. Ensuite, pas à pas, j’ai chanté Il Trovatore , Suor Angelica..La voix évoluant avec la scène, j’ai abordé plus tard des rôles dit « lirico spinto » : Aida, Forza del Destino, Tosca, Manon Lescaut et j’ai aussi déduté quelques rôles de Wagner et de Richard Strauss . La vie vous fait traverser tant d’ émotions qui sont un réservoir pour l’expression.
Ces dernières années, voulant affronter des rôles tels Lady Macbeth ou Gioconda, j’ai pris conscience que seule une articulation marquée restituait la vérité du répertoire dramatique. Cela m’a amenée à reconsidérer complètement ma technique vocale.
Quel a été le rôle le plus important ou le plus aimé que vous ayez joué? Avec tant de possibilités, quel est le rôle de vos rêves?
Il n’y a pas de rôle que j’ai préféré à d’autres. Apprendre un nouveau rôle demande tellement de temps et d’implication personnelle que si on ne l’aime pas absolument, il vaut mieux ne pas accepter la proposition. Quant à mes rêves, je ne les caresse que si ils peuvent devenir réalité. Aussi, pour le moment, je me dirige vers des rôles qui s’adaptent à ma maturité, à la couleur de ma voix et surtout à ma capacité à pouvoir les défendre Isolde, Didon des Troyens et le rôle mythique de Turandot.
Pouvez-vous nous parler de vos projets de découverte de nouvelles valeurs vocales, notamment en Afrique? Qu’avez-vous rencontré, en termes de talent, parmi ces jeunes que vous avez entendus là-bas?
La majorité des artistes africains que je rencontre n’ont accès à aucune école. Ils étudient des partitions sur base de vidéo qu’ils visionnent sur YouTube ou dans le cadre de chorales religieuses. Je les apprécie pour leur sens artistique inné, leur puissance naturelle et une volonté de se hisser à la hauteur des plus grands interprètes. Certes, il s’agit parfois d’un doux rêve, mais je concède, qu’il y a en eux des ressources qui se sont raréfiées dans nos écoles d’art européennes. A Kinshasa, il y a des voix d’une qualité exceptionnelle et des artistes avec une sensibilité musicale époustouflante. Je n’ai aucun doute que les productions d’opéra que nous y monterons feront sensation pour cette raison même.
Vous avez créé le Fonds Opéra Terre d’Orage afin de lancer une école de chant classique à Kinshasa? Pour quelles raisons et quels sont vos objectifs ? Quelle sera la spécificité de cette école ?
En Afrique francophone, bien qu’il se trouve des talents vocaux, il n’y pas d’espace qui leur soit dédié pour qu’ils puissent s’épanouir, c’est-à-dire, perfectionner leur technique et apprendre, découvrir et étudier le répertoire lyrique. Opéra Terre d’Orage pourra être une passerelle pour entrer dans le monde des théâtres internationaux. Il faut pour cela, créer une cellule d’enseignement, mais aussi une médiathèque, bibliothèque de partitions et un lieu où peuvent se créer des concerts et des productions d’opéra avec des jeunes artistes.
Dans le cadre du lancement de cette école, vous prévoyez d’organiser un évènement culturel à Kinshasa. Qu’est-ce qui sera au programme de cet évènement ?
Nous monterons en juin un opéra : La Flûte Enchantée de Mozart avec mise en scène, costumes, 25 solistes, un chœur et un petit orchestre, tous congolais. Nous pourrons ainsi montrer au monde entier qu’il existe un magnifique potentiel.
Quelles sont les qualités et les compétences requises pour être un bon chanteur ou une bonne chanteuse lyrique ?
Au départ, il faut une voix et une aptitude à restituer la musique. Avec cela, une bonne santé, de la discipline, une excellente mémoire et une bonne dose de patience car il ne faut pas précipiter les choses.
Le chant lyrique est un peu considéré comme étant réservé à une classe sociale nantie. Comment comptez-vous populariser cette discipline au Congo ?
Que du contraire, grâce aux nombreuses chorales, de nombreux Congolais sont férus d’opéra, surtout l’opéra italien (Verdi , Puccini…). Les grands ouvrages classiques, de même que leurs interprètes (Pavarotti , Maria Callas), sont populaires, peut-être plus encore qu’en Europe, où, là, justement, il est réservé à une élite. Et pour le public qu’il ne le connaîtrait pas, je compte bien aller les chercher dans les écoles, dans les quartiers éloignés du Centre, grâce à toute une équipe d’autobus et à des prix très abordables pour accéder à nos programmes : ciné opéra, concerts et spectacles.
Qu’est-ce qui vous motive le plus dans l’exercice de votre travail ?
Ce qui me motive dans mon travail d’artiste, c’est une passion pour la musique et le chant. Ce qui me motive dans ma mission de promotion d’opéra en Afrique, c’est de palier à un sentiment d’injustice: La musique classique et l’opéra ne doivent pas rester une chasse gardée pour les pays nantis. C’est un patrimoine mondial qui appartient à tous.
Quels sont vos autres projets en République démocratique du Congo ?
Pour le moment en Afrique, je me contente de Opéra Terre d’Orage qui me prend du temps et qui exige une recherche de fonds permanente. Je voudrais en profiter pour faire un appel à toutes les personnes qui se sentent concernées par ce projet et qui auraient les moyens de contribuer à cet effort. J’ai la chance d’être soutenue par la prestigieuse Fondation Roi Baudouin qui peut détaxer les dons, quelle que soit le montant de celui-ci.
Pourquoi aimez-vous chanter? Comment vous sentez-vous -moralement, physiquement- après avoir chanté?
Chanter fait partie de ma vie au même titre que respirer, manger, boire ou dormir. Pour en revenir à la première question, chanter reste toujours un moyen de vaincre ma timidité ou ma pudeur. Dire les choses que je ne pourrais exprimer qu’en chantant. Chanter est un moyen qui comble parfaitement ce besoin d’expression et je n’en ai jamais cherché d’autre. Pour ce qui est de dire comment je me sens après avoir chanté, je confesse qu’il me faut quelques heures pour redescendre sur terre, tant je me sens galvanisée et surdimensionnée. Le lendemain, par contre, le processus de création se remet en route et c’est alors le moment des critiques que je m’impose. Arrivent alors les questions sur les moyens d’améliorer la performance de la veille.
Quel est le meilleur(s) souvenir(s) musical de votre carrière?
Je ne me sens pas encore arrivée à une étape de ma vie où je me tourne vers des souvenirs, voire des regrets.
J’ai toujours le sentiment que tout est à venir. Je profite de tout ce qui se présente à moi, tant dans le présent que dans le futur. Même en ces moments difficiles de quarantaine,où il nous est obligé de rester à l’écart des scènes, je perfectionne ma technique vocale et étudie tous les rôles que je me prépare à chanter.
Pouvez-vous nous parler des rencontres les plus déterminantes dans votre parcours musical et vocal jusqu’à présent?
Il est une personne à qui je dois tout car non seulement il m’a fait débuter, mais il m’a suivie et m’a conseillée tant sur la technique que sur le choix du répertoire : c’est l’agent artistique Miguel Lerin.
Quels chefs vous ont marquée et vous ont apporté le plus? Pour un artiste comme vous au parcours consolidé, a-t-il été difficile de concilier vos points de vue avec les leurs?
J’ai toujours beaucoup apprécié les chefs qui étaient maîtres de leur répertoire. J’ai eu un bonheur immense à approcher : Michel Plasson et Yves Abel , incontournables dans le répertoire français romantique, Riccardo Chailly et Riccardo Muti , les plus grands directeurs d’opéra italien vivants. J’ai approché aussi Maurizio Arena, un vieux maître italien qui m’a initiée à toutes les traditions du répertoire verdien. Pour Puccini, j’ai eu la chance d’être dirigée par Nello Santi et… Placido Domingo a été mon grand guide dans le rôle d’Aïda. Pour ce qui est du répertoire allemand, j’ai eu la chance de collaborer Ingo Metzmacher et Franz Welser-Möst … Avec les grands musiciens, les points de vue non seulement se concilient mais s’harmonisent miraculeusement…
Quelle est pour vous l’importance du livret, du texte – par rapport à la musique, aux notes?
Nous autres, chanteurs, sommes sollicités parce qu’il existe un texte à dire et à jouer, sans quoi, des instruments suffiraient. Dans ce cas, il ne s’agirait plus ni opéra, ni ‘oratorio, ni de Lied ou de mélodie, mais de musique symphonique ou de chambre. Donc, c’est au texte que les chanteurs doivent d’exister. L’opéra, surtout dans mon répertoire, est une question de déclamation. On se doit de raconter une histoire au spectateur. Certes, le public peut être envoûté par une belle voix et charmé par une musique très élaborée, mais il a besoin avant tout d’être concerné par ce que le personnage exprime .
Dans quel théâtre(s) vous êtes-vous senti le plus à l’aise?
Chaque théâtre a ses avantages et ses inconvénients et a souvent les défauts de ses qualités et les qualités de ses défauts. Ainsi un théâtre prestigieux vous offrira la notoriété et une excellente publicité, mais l’atmosphère y est parfois froide et…. quel stress ! Vous êtes jugée à chaque représentation. Un autre théâtre vous donne un confort chaleureux, un cachet extraordinaire, on baigne dans une ambiance familiale et les délicieux moments que vous passez en compagnie prévalent sur le travail . Il y a des théâtres où les répétitions sont interminables et d’autres où la représentation a lieu le jour même de votre arrivée. En Allemagne, les théâtres sont très professionnels et tout fonctionne comme une parfaite horlogerie. En Italie, vous connaitrez vos horaires de répétitions le jour même et il arrive souvent que vous ne savez même pas quel jour vous chantez le spectacle. Et chaque ville, chaque maison d’opéra a ses particularités. Cela étant, je me sens tellement privilégiée d’être invitée à me présenter que je suis heureuse dans tous les théâtres .
Avez-vous un exemple d’une mise en scène particulièrement réussie ?
Personnellement, j’aime les mises en scène qui cassent les clichés tout en respectant le livret et le compositeur. J’ai alors l’impression de commencer une nouvelle aventure.
J’ai joué Salomé dans la cuisine d’un palais. On tranchait la tête de Jochanaan avec un couteau à viande. Dans la Bohème je mourrais dans la canicule de mai 68 alors que la fin de Mimi a lieu souvent au plein cœur de l’hiver… Enfin, une mise en scène géniale mais avec très peu de moyens se fit à l’Aalto Teater de Essen . Cétait un pur bonheur. Pour jouer Manon Lescaut, j’étais habillée avec des fripes et des accessoires de H &M. Nous y avons fait un triomphe. Cependant, les ors et les kilomètres soie et de dentelles d’une scénographie de l’Aïda de Zeffirelli à la Scala ont été un enchantement tant pour les interprètes que pour le public.
Biographie d’Isabelle Kabatu
Lauréate de nombreux concours internationaux (Paris, Bilbao, Reine Elisabeth Bruxelles, Clermont-Ferrand, Verviers), Isabelle Kabatu, la soprano belge d’origine africaine, a remporté le Premier Prix du prestigieux concours Viotti, à Varallo, Italie en 1994.
La même année, elle fait ses débuts en carrière dans le rôle-titre de «La Traviata» à Lisbonne.
Elle s’est rapidement imposée sur certaines des plus grandes scènes du monde: La Scala di Milano, Opéra Bastille Paris, Gran Teatre del Liceu Barcelona, Arena di Verona, Teatro Communale Bologna, Semperoper Dresden, Staatsoper Vienna, Teatro Real Madrid et le Bunkamura Tokyo. comme les opéras de Rome, Berlin, Naples, Genève, Liège, Zurich, Hambourg, Moscou, Taipei, Houston, San Francisco, New York, pour n’en citer que quelques-uns.
Son répertoire comprend principalement des héroïnes d’opéra italien (Aïda, Tosca, Il Trovatore, Forza del destino, Manon Lescaut…), allemand (Tannhaüser, Salomé, Der Rosenkavalier…) et français (Le Cid, Thaïs, les Dialogues des Carmélites…).
Elle a chanté sous la direction de chefs d’orchestre de renom tels que: Yves ABEL, Fabio ARMILIATO, Riccardo CHAILLY, Bertrand de BILLY, Stéphane DENèVE, Asher FISCH, Daniele GATTI, Fabio LUISI, Ingo METZMACHER, Renato PALUMBO, Michel PLASSON, Nello SANTI, Franz WELSER MÖST et des metteurs en scène de renom tels que Hugo de ANA, Robert CARSEN, Nicolas JOEL, Pier Luigi PIZZI, Andreï SERBAN, Jaco VAN DORMAEL, Francesca ZABELLO et Franco ZEFFIRELLI.
Plus récemment, Isabelle Kabatu a assumé des rôles dramatiques et élargi son répertoire avec Norma, Abigaille dans Nabucco, Lady Macbeth, Gioconda, Didon dans The Trojans et Brünnhilde dans Ring Cycle de Wagner.
Parallèlement à sa carrière de chanteuse, Isabelle Kabatu a fondé DA TEMPESTA, un atelier d’opéra qui vise à promouvoir les jeunes artistes. Cet atelier a jusqu’à présent produit 14 opéras.