Khadija Idrissi Janati : « Ifrane forum est le forum de la PME africaine »

Actu à la Une

Convaincue que la PME africaine doit être au cœur de toutes les stratégies sectorielles, Khadija Idrissi Janati a lancé, en 2016, Ifrane Forum, le sommet africain du commerce et de l’investissement, un événement annuel réunissant des opérateurs économiques et politiques africains, dont la 7ème édition s’est déroulée du 6 au 8 décembre dans la ville d’Ifrane, au Maroc. Ifrane Forum a notamment comme objectif d’accompagner la PME africaine et de faire émerger les champions économiques du continent. 

Interview réalisée à Ifrane par notre envoyée spéciale, Adrienne Londole

 

African Shapers : Qu’est-ce qui vous a motivée à lancer Ifrane forum ?

Khadija Idrissi Janati : Ifrane Forum, Le Sommet Africain du Commerce et de l’Investissement, a été initié en 2016 en réponse à une constatation évidente. Il n’existait pas un espace de rencontre par les Africain(e)s pour les Africain(e)s, à un moment où le continent commençait à discuter d’intégration. Alors que la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAF) prenait de l’ampleur, il nous a semblé essentiel de créer une plateforme où les Africains peuvent échanger, se rencontrer, mieux se connaître, développer la confiance mutuelle et favoriser la collaboration. La première édition du forum a eu lieu en 2016, et depuis lors, nous avons adapté le concept en termes de format et de contenu. Nous avons réussi à positionner le forum comme une plateforme du secteur privé africain, mettant particulièrement l’accent sur la PME africaine. Notre conviction est que le développement économique et social du continent passe inévitablement par le secteur privé. Dans les années à venir, l’Afrique deviendra le plus grand marché mondial. C’est pourquoi les entreprises africaines doivent se préparer, anticiper et intégrer cette réalité dans leurs réflexions stratégiques et de développement.

African Shapers : Quelle est la particularité du forum ?

Khadija Idrissi Janati : Ifrane Forum se distingue par deux caractéristiques unanimement reconnues par ses participant-e-s. Tout d’abord, le forum se positionne au plus près des réalités des entreprises africaines. Nous simplifions les échanges et les sujets pour répondre aux besoins stratégiques et opérationnels des entreprises. Notre approche évite les débats philosophiques, les questions de grande politique ou macro-économiques. Nous abordons des sujets qui préoccupent chaque entrepreneur-e, offrant des réponses concrètes. Le discours adopté est opérationnel, visant à aboutir rapidement à des solutions et à entreprendre des actions tangibles.

Ensuite, la deuxième caractéristique distinctive d’Ifrane Forum réside dans sa capacité, grâce à cet esprit, à attirer des participant-e-s partageant une passion pour le continent africain et croyant en son potentiel. Lorsque des entreprises cherchent à étendre leurs activités en Afrique, cela résulte soit d’un opportunisme commercial soit d’une conviction profonde envers le potentiel du continent en termes de ressources humaines ou naturelles, ainsi que de sa possibilité de développement. Ifrane Forum attire ainsi des opérateurs et opératrices qui croient en l’Afrique comme un territoire propice à leur développement, tout en créant un impact significatif dans leur environnement et au sein des communautés.

African Shapers : Cette 7ème édition avait pour thème « Construire des champions économiques africains » ? Pourquoi le choix de ce thème et quelles sont les innovations par rapport aux éditions précédentes ?

Khadija Idrissi Janati : Après six éditions, nous avons identifié les grandes caractéristiques du secteur privé africain, principalement composé à 90 % de petites et moyennes entreprises (PME) qui génèrent plus de 300 millions d’emplois, créant ainsi une richesse considérable. Toutefois, malgré cette réalité, le continent compte seulement 500 entreprises considérées comme des champions en Afrique. Cette observation nous a conduit à nous interroger sur la raison pour laquelle l’Afrique n’a pas réussi à propulser des champions économiques capables de créer des richesses, des emplois, de mener une diplomatie économique et d’imposer l’Afrique comme un marché mondial majeur.

La thématique de cette édition a donc été choisie en réponse à cette question cruciale. Actuellement, les PME africaines doivent occuper une place centrale dans toutes les stratégies sectorielles. Cet engagement a été clairement exprimé dans la déclaration du forum, mettant particulièrement l’accent sur la compréhension approfondie de l’écosystème des PME africaines et des opportunités qui leur sont offertes. Nous avons exploré divers sujets, tels que la dynamique entrepreneuriale sur le continent, les opportunités liées à la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAF), souvent mal comprises par ces entreprises, et nous avons également élaboré un guide sur comment investir en Afrique. Le secteur des industries créatives et culturelles a également été examiné en profondeur.

Cette édition a consolidé davantage le positionnement d’Ifrane Forum en tant que forum dédié à la PME africaine, visant à accompagner ces entreprises et à faire émerger des champions économiques continentaux.

African Shapers : Les débats ont cherché à apporter des éléments de réponse à plusieurs questions, notamment quels sont les défis et les enjeux du secteur privé africain et comment le secteur privé africain peut-il saisir les opportunités naturelles et démographiques que ? Que peut-on retenir des interventions par rapport à ces deux questions ?

Khadija Idrissi Janati :

L’écosystème africain englobe divers acteurs tels que les décideurs politiques, les institutions africaines et panafricaines, les opérateurs économiques privés, les législateurs et les organes responsables de la création des cadres juridiques. Cependant, ces différents acteurs ne partagent pas la même compréhension et ont des perspectives divergentes. Un exemple flagrant de cette divergence se trouve dans la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAF). Bien que l’idée d’un marché intégré continental ait été évoquée il y a plus de 40 ans, il a fallu de nombreuses années pour prendre la décision et imaginer sa mise en œuvre. L’année 2023 a été marquée par l’accélération de la ZLECAF. Malgré ces années écoulées, le secteur privé africain demeure mal informé et divisé à ce sujet. Les grandes entreprises consultent des cabinets de conseil renommés pour comprendre les contours de la ZLECAF et tirer profit de ses opportunités. En revanche, les PME, représentant 90 % du tissu économique africain et disposant de ressources limitées, se sentent démunies pour saisir cette opportunité.

La ZLECAF offre un cadre exceptionnel pour le développement du secteur privé africain sur le continent, mais ce cadre demeure peu connu et compris. C’est pourquoi l’une des plénières du forum a été dédiée à la place et au rôle du secteur privé dans la ZLECAF, avec une approche concrète et explicative. Il est essentiel que les PME africaines comprennent également le rôle qu’elles peuvent jouer dans la dynamisation de ce marché. Les cadres fournissent les bases, et il incombe aux opérateurs de les concrétiser, de les transformer en opportunités réelles créatrices de richesses, et de les faire bénéficier à l’ensemble de la population africaine.

African Shapers : Comment rendre véritablement opérationnel la zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAF), malgré les nombreux défis auxquels elle est confrontée ?

Khadija Idrissi Janati : Le parcours de la ZLECAF au cours de la dernière décennie est remarquable. Chacun des 54 pays africains possède une histoire, une structure économique et sociale, des langues, et des religions différentes, sans oublier des tailles de population variées. Ces disparités représentent à la fois un défi et une opportunité. Un défi, car elles compliquent l’harmonisation des cadres. Une opportunité, car elles permettent au continent d’adopter les meilleures pratiques issues de l’histoire ou de l’économie de chaque pays. Chacun des 54 pays a réussi à accomplir au moins une chose extraordinaire. Par exemple, au Maroc, pendant la crise du Covid et la crise économique qui s’en est suivie, les autorités ont mis en œuvre la loi sur la préférence nationale dans tous les appels d’offres. Cela signifie qu’à chaque appel d’offres du gouvernement marocain, les entreprises marocaines sont favorisées par rapport aux entreprises étrangères. Le Maroc est un précurseur en Afrique sur ce point. Envisagez l’impact si une loi similaire était adoptée à l’échelle panafricaine. Sur tous les appels d’offres panafricains, une préférence serait ainsi accordée aux entreprises africaines dans des secteurs tels que l’infrastructure, le conseil, l’hôtellerie, etc. Une seule décision pourrait ainsi transformer le paysage économique de l’Afrique.

African Shapers : Quel est aujourd’hui le poids des échanges commerciaux entre le Maroc et les autres pays africains ?

Khadija Idrissi Janati : Mais le potentiel est encore plus important. Les grands champions nationaux ont pu s’installer en Afrique. Néanmoins, les PME, qui constituent plus de 80% des entreprises au Maroc, sont encore loin d’avoir la capacité de s’exporter dans d’autres pays africains. On peut donc encore aller plus loin en termes d’échanges commerciaux.

Il y a deux décennies, une volonté politique forte a émergé visant à placer le Maroc au cœur de l’Afrique et réciproquement. Cette volonté politique s’est rapidement traduite en actions concrètes. Le Roi du Maroc a entrepris des tournées et des visites dans plusieurs pays du continent, accompagné d’une délégation d’hommes et de femmes d’affaires. En l’espace de 15 ans, le Maroc est devenu l’un des principaux investisseurs sur le continent africain, une transformation majeure par rapport à la situation d’il y a deux décennies. Cette évolution a été rendue possible grâce à une volonté politique affirmée, une feuille de route claire et des objectifs précis. Entre 2001 et 2021, les échanges commerciaux entre le Maroc et les autres pays africains ont plus que quadruplé, passant d’une moyenne annuelle de 10 milliards de dirhams à près de 46 milliards de dirhams.

Malgré ces avancées significatives, le potentiel reste immense. Si les grandes entreprises nationales ont pu s’implanter en Afrique, les PME, représentant plus de 80% des entreprises au Maroc, peinent encore à développer leur capacité d’exportation vers d’autres pays africains. Il subsiste donc des opportunités pour accroître davantage les échanges commerciaux.

African Shapers : Quel bilan faites-vous du forum depuis son lancement ?

Khadija Idrissi Janati : Nous observons un taux de fidélisation remarquable, avec plus de 50 % des participant.e.s de l’édition précédente revenant régulièrement au forum. Cet indicateur révèle que l’Ifrane Forum n’est pas simplement un événement unique pour découvrir et établir des contacts, mais plutôt un lieu où les participant.e.s reviennent pour nourrir et développer leurs réseaux. Cela témoigne de l’attrait du format du forum, de la réflexion qui le sous-tend et de l’énergie qui s’y dégage. Le forum s’ancrant dans la réalité du continent africain grâce aux thématiques abordées et aux intervenant.e.s 100% africain.e.s, permet une communication authentique, partageant le même langage, le même vécu et la même vision pour un avenir commun. Ce sentiment diffère nettement des forums organisés en Europe ou aux États-Unis. Le taux de fidélisation au forum reflète ainsi la satisfaction et le lien construit par les participant.e.s.

Un autre indicateur significatif concerne les collaborations concrètes générées à chaque édition. Des participant.e.s qui se rencontrent au forum développent ensemble des projets, reviennent en discuter lors du forum, et peuvent même recruter d’autres personnes pour les rejoindre, élargissant ainsi les cercles d’influence. Cela confirme notre positionnement en tant qu’espace de confiance, un élément crucial dans un contexte où certains tentent de dépeindre l’environnement des affaires en Afrique comme risqué et incertain, encourageant la méfiance.

Le Forum agit également comme un catalyseur, attirant l’attention et stimulant la réflexion au-delà des certitudes établies. Il favorise l’idée que l’Afrique, en tant que grande économie, doit être un acteur proactif, façonnant le marché et influençant les grandes tendances mondiales. Tout comme la Silicon Valley est devenue une référence mondiale en matière de technologies, l’Afrique devrait jouer un rôle déterminant dans de nombreux secteurs, notamment l’agriculture et les mines, où le continent détient des potentiels exceptionnels.

African Shapers : Quels sont les objectifs du forum pour les prochaines années ?

Khadija Idrissi Janati : Notre principal objectif est de renforcer notre position en tant que forum dédié à la PME africaine, non seulement comme un lieu de rencontre entre PME, mais également en tant que porte-parole auprès des décideurs. Une des résolutions de cette édition inclut la création d’un groupe de travail et de réflexion composé d’académicien(ne)s, d’opérateurs du secteur privé, de dirigeant(e)s d’institutions publiques de promotion du commerce et de l’investissement intra-africains, ainsi que d’expert(e)s dans les lois africaines impliqués dans différentes instances de la ZLECAF. Ce groupe de travail aura trois missions principales : la production de données, d’analyses, de benchmarks et d’études de cas sur le secteur privé africain afin de le doter d’informations cruciales. Actuellement, le manque de données constitue un défi, et produire ces informations permettra au secteur privé africain de mieux planifier ses projections en termes de commerce et d’investissements intra-Afrique.

La deuxième mission sera de rendre plus accessibles les initiatives des différentes instances continentales en faveur des PME africaines. Par exemple, dans le cas de la ZLECAF, de nombreux avantages ne sont pas assimilés par les PME, qui ne les intègrent donc pas systématiquement dans leurs projets de développement.

La troisième mission consistera à mettre en lumière les succès des PME africaines. Il est essentiel de donner de la visibilité à ceux et celles qui ont réussi sur le continent, contribuant ainsi à changer le récit africain et la perspective sous laquelle le continent est perçu, tant par les Africains que par d’autres.

Ifrane Forum s’appuiera sur les productions de ce groupe de travail pour accompagner les PME africaines dans leurs décisions d’investissement et pour les persuader que le « Top of mind » d’un investisseur africain doit être l’Afrique, plutôt que l’Europe, les États-Unis ou la Russie. Il démontrera que les Africains et Africaines peuvent réussir en Afrique en avançant ensemble, en restant sur le continent, en y investissant et en le développant de l’intérieur.

 

Qui est Khadija Idrissi Janati ?

Entrepreneuse marocaine, experte en affaires publiques et en communication stratégique, Khadija Idrissi Janati est, depuis 2009, CEO de plusieurs entreprises dont Tea And Koffee, un cabinet de conseil en relations publiques et stratégies d’influence opérant au Maroc et dans d’autres pays en Afrique.

Elle est également la présidente d’I-AFRIKA, un réseau d’entrepreneur(e)s africain(e)s ayant pour objectif commun d’avoir un impact positif sur l’Afrique. En 2016, elle a lancé Ifrane Forum pour réfléchir à l’avenir du continent et créer des opportunités pour le développement du commerce intra-africain et de la coopération économique Sud-Sud.

Khadija Idrissi Janati est active dans la promotion de l’entrepreneuriat féminin et de l’autonomisation économique. Elle est présidente nationale de l’association marocaine de promotion de l’entreprise féminine (ESPOD), une ONG marocaine de premier plan qui œuvre, depuis 1990, à la promotion de l’autonomisation économique des femmes par le biais de la formation professionnelle et de l’esprit d’entreprise. Elle a également été membre du conseil d’administration de l’Association des femmes chefs d’entreprise du Maroc.

En septembre 2014, Khadija Idrissi Janati a été reçue par le président Barack Obama en reconnaissance de sa contribution exceptionnelle au travail de la société civile au Maroc et dans la région. En 2016, elle a été désignée Young Global Leader par le World Economic Forum (Forum de Davos). Elle a co-présidé le sommet de Davos pour la région MENA en 2017.

Patrick Ndungidi
Journaliste et Storyteller
https://africanshapers.com

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *