Interview. Naomi Lulendo:«l’art est devenu mon moyen de partager mes questionnements existentiels»

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Née à Paris, d’une mère guadeloupéenne et d’un père congolais (RDC), Naomi Lulendo, 26 ans, est une artiste interdisciplinaire qui vit et travaille entre la France et le Sénégal. Basée actuellement à Dakar, au Sénégal, elle expose, jusqu’au 5 septembre, un ensemble de ses nouvelles productions, principalement des œuvres picturales. A Dakar, elle collabore également avec la célèbre designer textile sénégalaise, Aïssa Dione, sur différentes missions, allant de la direction artistique, à l’administration culturelle et au marketing digital, aussi bien pour sa société de textile, Aïssa Dione Tissus, que pour sa galerie d’art, la Galerie Atiss Dakar.

Africanshapers : quel est votre parcours ?

Naomi Lulendo : depuis que je suis petite, je suis passionnée par la littérature, le design, l’architecture et la mode. J’ai su, assez tôt, dans quelle direction je voulais me diriger. Après une filière en sciences et technologie des arts appliqués ou STI AA (actuelle STD2A) avec une option en arts plastiques, suivie d’une année préparatoire aux grandes écoles d’arts, j’ai été admise aux Beaux-arts de Paris .

En 2013, j’y ai fait la rencontre de Pascale Marthine Tayou qui deviendra mon mentor durant mes cinq ans aux Beaux-arts et qui l’est encore aujourd’hui. Je suis très touche-à-tout et curieuse. Ainsi, durant mon cursus universitaire j’ai effectué diverses missions de direction et d’enseignement artistiques, et de gestion administrative. J’ai obtenu mon DNSAP (équivalent master) en 2018.

La même année, après mon diplôme, j’ai été contactée par la maison Issey Miyake pour faire un stage à leur showroom de Paris; une opportunité qui a son importance dans mon parcours, car elle a renforcé, dans mon travail, l’envie de créer des liens entre créations plastiques et créations textiles. J’ai ensuite participé à la Raw Académie à Dakar, un programme résidentiel organisé par la RAW Material Company. La session, intitulée « Germination » était dirigée par l’artiste Otobong Nkanga, dont je suivais le travail depuis un moment. C’est là aussi que je fais la rencontre de Koyo Kouoh (fondatrice de la RAW) qui est aujourd’hui un de mes plus grands soutiens; et de la créatrice Aïssa Dione, car je menais, en parallèle, des recherches sur les textiles d’Afrique. Ce moment marque un tournant dans ma pratique artistique et dans mon rapport à mon statut d’artiste.

P1. Série Ego Trip (autoportrait), 2021, Courtesy of the Artist

À la suite de cette résidence début 2019, je devais retourner à Paris. Pendant quelques mois, j’ai travaillé à Bétonsalon, un centre d’art et de recherche situé dans le XIIIe arrondissement. Probablement une de mes expériences professionnelles la plus enrichissante, car elle m’a beaucoup aider à mieux me former au management de l’art et à la programmation culturelle. Après ça, je participe à quelques expositions.

En 2020 je décide enfin de m’installer à Dakar. C’est à ce moment que j’ai commencé à collaborer avec Aïssa Dione sur différentes missions allant de la direction artistique, à l’administration culturelle et au marketing digital, aussi bien pour sa société de textile (Aïssa Dione Tissus) que pour sa galerie d’art (la Galerie Atiss Dakar). En mars 2021, j’ai été sélectionnée pour une résidence d’artiste par l’Espace TRAMES, une agence de promotion de l’art contemporain et de soutien à la jeune création africaine, basée à Dakar. Cette résidence de trois mois a donné lieu à un duo-solo show. J’y expose en ce moment même et jusqu’au 5 septembre un ensemble de nouvelles productions, principalement des œuvres picturales.

Qu’est-ce qui vous a motivée à vous lancer dans la peinture et la sculpture ?

Je n’ai jamais eu l’idée de me lancer dans l’une ou l’autre de ces pratiques. En revanche j’ai toujours aimé “faire” avec  mes mains. Sentir la matière se métamorphoser sous ma paume, mes doigts…. Pendant ma prépa, je suis d’abord allée vers la création de grands formats peints, parce que ce médium faisait appel à des compétences que j’avais déjà acquises. Le dessin et la peinture étaient des pratiques éprouvées durant toutes mes années au lycée. Ce qui m’a rassurée parce que j’avais besoin de prendre confiance en moi. Je suis allée vers la sculpture et l’installation de manière plus progressive, au moment où j’ai découvert la céramique aux Beaux-arts et en intégrant l’atelier de l’artiste Pascale Marthine Tayou.  J’ai aujourd’hui un panel assez illimité de médiums avec lesquels je travaille, parce que je m’autorise à utiliser toutes les techniques nécessaires pour me permettre de traduire mes idées au mieux.

Vue d’atelier, Série Faites vos Je – Les Trois Grâces, 2021, Courtesy of the Artist

Comment décririez-vous votre style  ?

Je suis métisse. Un métissage qui ne se voit pas forcément sur ma peau, mais qui a profondément marqué mon parcours. Alors j’aimerais rester insaisissable aussi longtemps que possible. Être toujours surprenante et mouvante, comme les différentes identités qui sont les miennes et avec lesquelles je joue sans arrêt. Je ne cherche pas à avoir un style particulier. C’est donc un exercice assez dur pour moi d’en décrire un.  Néanmoins, certaines formes et certains procédés  se retrouvent souvent dans mes œuvres . Je fonctionne beaucoup par série, et mes réalisations sont souvent modulables ou dissociables. Si je devais donner quelques mots-clés qui permettent de mieux saisir mon travail actuel, je parlerais d’écran, de jeux, de lumière, de syncrétisme, de surface, d’alternatif, de perception, de minimalisme, de baroque…

Vue d’atelier, Série Su.aves- Flottantes n°2 (Azul, Roja et Blanca), 2021, Courtesy of the Artist

Vos thèmes de prédilection ?

Je suis très intéressée par les différentes cosmologies, mythologies et spiritualités qu’on retrouve à travers les continents et les océans. J’utilise, presque tout le temps, des jeux de mots pour créer des petites énigmes qui se décodent, en faisant la somme des titres et des formes de mes pièces. J’observe sans arrêt l’architecture et son rapport aux corps qui la côtoient selon le contexte géographique. Et ayant grandi très proche de la végétation tropicale, les formes végétales m’ont toujours beaucoup inspirée. En ce moment, j’ai une obsession pour la symbolique et les formes florales qu’on retrouve sur les tissus wax print. Les pagnes que ma grand-mère congolaise portait m’ont énormément fascinée. Cela fait aussi écho à ma passion pour les textiles et leur(s)histoire(s). Mes prochaines séries iront sûrement dans cette direction d’hybridation entre toutes ces influences.

Quels sont les messages que vous souhaitez transmettre à travers l’art ?

Je crée systématiquement par amour. Et j’ai toujours été très introvertie. Alors, avant de m’adresser à qui que ce soit, mes réalisations sont tournées vers ma personne et ce qui me motive le plus c’est d’abord de me plaire. Je prends très à cœur le fait d’être le plus juste et de faire du mieux que je peux, que ce soit dans ma pratique artistique ou dans la vie en général. J’ai tendance à être très exigeante avec moi-même.

Mais, j’aime profondément l’Homme et je passe beaucoup de temps à observer mes semblables. Alors, l’art est devenu mon moyen de communiquer avec le reste du monde, de partager mes questionnements existentiels et d’apprendre de mes rencontres avec les autres, que ce soit des personnes qui découvrent mon travail dans une exposition, ou un proche qui va interroger mon raisonnement durant ma phase de recherche, par exemple.

Ma pratique artistique est un de mes langages les plus vitaux et j’espère, avec l’art, pouvoir donner l’envie au plus grand nombre de se retrouver avec soi et d’apprendre à mieux se connaître. Parce que réaliser sa propre valeur, c’est le moment salvateur où l’on peut enfin être vraiment généreux et transmettre un vrai message d’amour.

Be langue gui, Belonging, Pièce performative participative, 2018, © RAW Material Company

Vous avez participé des projets collectifs à Dakar. En quoi consistaient ces projets ?

J’ai eu à participer à plusieurs projets collectifs à Dakar. Mais, si je dois parler des plus marquants, je dirais qu’il s’agissait de mon premier voyage à Dakar avec des camarades des Beaux-arts en 2018 pour participer à la XIIIe Biennale (L’Heure rouge sous la direction de Simon Njami). Ensuite il y a évidemment mon séjour à la RAW dont j’ai parlé plus tôt. Le dernier en date c’est la résidence d’artiste à l’Espace TRAMES ou j’ai travaillé avec une équipe formidable et un artiste sénégalais très prolifique. Avec notre exposition en cours, Bleu miroir, je sens que j’ai passé une étape particulière. J’ai beaucoup pris en maturité dans ma démarche artistique, je suis aujourd’hui plus sûre de moi. Et cela m’a permis de faire de belles rencontres et de créer de bonnes opportunités professionnelles.

Quelles sont les expositions auxquelles vous avez déjà participé ?

Depuis 2015, environ une vingtaine, en France, en Italie ou encore au Sénégal. On peut en trouver l’inventaire sur mon site web : https://www.naomilulendo.com/.

L’Ombre, 2021, Acrylique sur carton péliculé, vue de l’exposition Bleu miroir à Espace TRAMES, Dakar – Sénégal © Photo Gui, Courtesy of the Artist and private collection

Quels sont vos modèles dans la peinture ou encore des personnes qui vous ont influencée dans votre art ?

Etant jumelle, j’ai souvent tout fait pour me démarquer et ne ressembler qu’à moi-même et je n’aime pas vraiment l’idée d’avoir un ou des modèle(s). Pourtant, sans aucune hésitation, ma plus grande inspiration est, et restera, ma mère. Ni artiste, ni personnalité du milieu de l’art, elle est pour moi la source la plus directe et la plus pure de ma motivation créative. Mon amour des mots et de la mode m’a été transmis par elle. On peut dire qu’elle est ma première muse. Sa manière de s’habiller, l’odeur de sa peau, ses questions incisives, son goût pour le beau en particulier, et son attachement fort à sa culture guadeloupéenne sont autant de choses que j’ai pu éprouver et qui m’ont guidée dans ce que je considère comme mes plus belles réalisations. Et si je devais citer des personnes qui m’ont fortement influencée, je parlerais de Pascale Marthine Tayou, Koyo Kouoh, Otobong Nkanga, Aïssa Dione ou encore mes amis artistes peintres, chercheurs, producteurs, auteurs, performeurs… Ces personnes me sont proches et ont fait mon éducation; ce qui n’est pas qu’une simple métaphore. Il y a aussi les écrits d’Edouard Glissant et Giuliana Bruno qui ont révolutionné ma perception de l’art et de ce qu’est “d’être au monde”. Et pour finir avec les peintres qui m’ont le plus marquée, j’aimerais citer Kerry James Marshall, Joan Mitchell, Kehinde Wiley et Mickalene Thomas.

Petit pays n°8, 2018, Acrylique et paillettes sur trame pvc, © Beaux-arts de Paris, Courtesy of the Artist

Quelles sont vos motivations quotidiennes ?

Le soleil, l’amour et les gens que j’aime et qui m’aiment. Et bien sûr, rendre fière ma mère qui était mon plus grand soutien et qui ne m’a jamais rien demandé en retour.

Quels sont les challenges auxquels vous faites face dans la réalisation de votre travail ?

N’étant pas au stade où je peux vivre seulement de ma pratique artistique, je dirais qu’un de mes plus grands challenges est de trouver des fonds pour ne pas limiter l’ambition de mes projets artistiques. Il faut aussi régulièrement que je me mette face à mon syndrome de l’imposteur. J’y passe beaucoup de temps dernièrement. Mais c’est pour mieux avancer.

Quelle est la journée type de Naomi Lulendo ?

Surtout pas une journée type ! Bien que j’ai mes routines, j’ai horreur de prendre le même chemin pour partir et revenir, ou d’avoir le même programme deux jours de suite. Sauf en période de création. Cette période-là est plus rare que celle de la recherche. Mais, en mode création, ma journée type c’est de travailler sans voir le temps passer. Que ce soit écrire un corpus de textes pour une performance, ou finir une peinture pour une exposition, je compte rarement mes heures et je travaille, en général, jusque très tard. Ce qui ne change pas d’un jour à l’autre en revanche, ce sont les petits rituels du matin et du soir, comme par exemple lire mes mails, écouter de la musique ou faire le planning du lendemain. Et chaque jour, je passe entre 2 et 4 heures au moins à faire des recherches sur les projets que j’ai en tête ou sur lesquels je travaille.

Naomi Lulendo, © Seyni B

Quel est le meilleur conseil que vous ayez reçu sur le plan professionnel ?

Ces mots je les ai entendus en 2015 et ils me suivent toujours depuis : “Don’t compromise with yourself in order to be accepted.” (“ Ne fais pas de compromis avec toi même dans le seul but d’être acceptée”). C’est à peu près, mot pour mot, ce que m’a dit Otobong, alors que je pensais sérieusement à quitter les Beaux-arts de Paris, parce que je ne m’y sentais pas à ma place. Ça a beaucoup aidé la jeune artiste noire avec un syndrome de l’imposteur aigu que j’étais, et qui naviguait dans un milieu à prédominance blanche.

Quels sont vos projets ?

Beaucoup trop pour être énumérés ici. Mais ce que je peux dire est que mon déménagement à Dakar m’a permis de faire des rencontres qui donnent encore plus de sens aux projets que je nourris depuis des années. Et aussi d’en faire émerger de nouveaux !  Après deux ans de stand-by artistique, me retrouver et recommencer à créer, dans un lieu où je me sens beaucoup plus en harmonie avec moi-même est la plus belle des récompenses. Je suis très reconnaissante à l’univers pour ce merveilleux cadeau qui est celui d’être artiste.

Faites vos Je (Surface), pour l’Officiel Malaysia Magazine (nov. 2019), © Alex Huanfa Cheng, Courtesy of the Artist

Bio Express :

Les œuvres de Naomi Lulendo sont des matérialisations de son intérêt pour le détournement: des mots, des sens, des objets, et de l’identité. L’artiste explore les notions d’écran et de surface, qui constituent, selon elle, à la fois des réceptacles et des fenêtres sur les phénomènes sociaux et les expériences individuelles qu’elle observe. Naomi Lulendo sort diplômée de l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris en 2018. Son travail a notamment été montré à l’Espace Trames (Dakar) et la Galerie 31PROJECT (Paris) en 2021; la Galerie Allen (Paris) en 2019; au Palais des Beaux-Arts de Paris, à la 13e édition de la Biennale d’art contemporain de Dakar; et à la Galleria Continua (Les Moulins), en 2016.

Naomi Lulendo, © Lala Aicha Fofana

Age ?  26 ans

Source d’inspiration ? Les cosmologies et les mythologies du monde.

Livre de chevet ? Vodou et théâtre, de Franck Fouché (éd. Mémoire d’encrier)

Si vous aviez exercé un autre métier ? Architecte d’intérieur ou designer textile.

Si vous étiez un personnage dans l’histoire ? J’ai grandi à Paris et j’ai détesté mes cours d’Histoire à l’école. Je sentais qu’on ne nous racontait pas tout et qu’il était impossible que cette science soit absolument objective.  Alors, je dirais que je préfère être moi simplement. Je suis le sujet que je connais le mieux, donc pas de mauvaise surprise quant à l’histoire de ma vie et son interprétation.

Hobbies ? Lire, chanter, manger et faire des jeux d’esprit.

 

Patrick Ndungidi
Journaliste et Storyteller
https://africanshapers.com

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